Journalistes : du bon usage des réseaux sociaux

Envoyé le 6 avril 2017

Entre la presse et son public, la cote d’amour est au plus bas. La fréquentation des réseaux sociaux est devenue la première source d’information d’un quart des Français. Les grands médias ne peuvent plus l’ignorer. Comment en faire bon usage à leur profit ? Comment maintenir, regagner la confiance du public ? Avec le concours de Sud Ouest et d’ALIMSO (association des lecteurs mobinautes du journal Sud Ouest) le groupe bordelais de l’ODI a réuni sur ce thème le 4 avril experts* de la presse et journalistes en poste de rédactions bordelaises. Lire la présentation de la soirée par Marie Christine Lipani

D’évidence, l’usage des réseaux sociaux par les grands médias ne pose plus question. Deux intervenantes en charge de cette gestion dans leur rédaction ont pu en témoigner : Christine Lehesran, pour France 3 Nouvelle Aquitaine et Aude Courtin pour le quotidien régional Sud Ouest. Dans les deux cas, la pratique est étroitement intégrée au travail quotidien de la rédaction et chacun « sait faire ».

A France3 Aquitaine, « ça marche dans les deux sens » : visibilité de la chaîne et relais des programmes, veille de l’info, alerte sur d’éventuels sujets neufs et retour d’avis de spectateurs. C’est Facebook qui est privilégié depuis 24 mois. Christine Lehesran : « Nous sommes abonnés à tout ce qui compte, confrères, politiques, services publics, gendarmes et pompiers … Nous utilisons ces « informations » avec prudence, et seulement après vérification sur le terrain. On cherche toujours à en savoir plus. »

A Sud Ouest, il n’y a pas de community manager. Aude Courtin, experte en Twitter, dispose tout au plus d’un « tweet-deck » qui regroupe les abonnements et fonctions de l’outil. Ici aussi, tout le monde sait faire et le fait couramment. En cas d’alerte par tweet – « on a vu ceci ou cela, on appelle l’agence départementale, qui mène l’enquête. »

Au fond, rien que de très banal, (un autre type d’agence?) si l’irruption généralisée, mais récente, des nouveaux outils dans les rédactions, à l’instar de la société, ne représentait une vraie révolution culturelle à manier avec « liberté et responsabilité », selon l’expression de Patrick Eveno, président de l’ODI.

La presse perd-elle la main ?

 Les conséquences de cette révolution sont totales. Elle crée de nouvelles contraintes : la veille doit être disponible 20 heures, voire 24 sur 24 avec incidence sur les tableaux de service des rédactions. Pour des raisons de concurrence, il est exclu de passer à côté d’une véritable information venue des réseaux. Pour des raisons de confiance il faut être présent: « Si on nous pose une question par exemple on a vu passer la police  de quoi s’agit-il ?- il faut répondre au plus vite avec précision » dit ainsi Aude Courtin de Sud Ouest, « le public attend tout du journal ».

Alors qui impulse le rythme de l’info ? Les médias traditionnels sont-ils « zappés, au bénéfice des réseaux » et autres nouveaux médias en ligne » comme l’observait le directeur de la Prospective à France Télévisions Eric Scherer ? Selon les deux experts invités, Jean Marie Charon, sociologue des médias et Patrick Eveno, universitaire, historien des médias, les nouvelles générations de lecteurs-consommateurs d’information n’« entrent » en effet plus dans l’information de façon classique, par la « une » , la page d’accueil d’un site ou par un portail. Il y accèdent majoritairement (73% selon Pews) par leurs abonnements, consultés sur smartphone, et par les recommandations – amis, signatures familières – ou rencontres de hasard qui s’ensuivent.

Jean Marie Charon nuance : rien n’est aussi « carré » selon lui. Il existe pour chacun un rapport « vertical », où le lecteur choisit un titre et se trouve tributaire de la structure rédactionnelle et des hiérarchies de ce média. Et un rapport « horizontal », où le même puise dans les moteurs de recherche et au gré de rencontres inopinées… pour finalement atterrir dans l’information traitée par des journalistes. « Le dosage », dit il en substance, « se fera plutôt selon le niveau d’éducation aux médias ». Tous les intervenants ont estimé que l’apprentissage aux médias, dès l’école, était indispensable.

de gauche à droite : Christine Lehesran, Patrick Eveno, Marie Christine Lipani, Aude Courtin, Jean Marie Charon

 

 

 

Indépendance et enrichissement éditorial

« Les cartes rebattues, on n’est plus à un paradoxe près, dans un écosystème déroutant. Au point de mettre la grande presse hors jeu ? D’infléchir la ligne éditoriale de la chaîne ou du journal ? De faire disparaître la marque ? » demande Marie Christine Lipani , chercheuse en journalisme et médias, directrice adjointe de l’IJBA qui animait le débat.

Pour les deux journalistes présents responsables de cette « présence sur les réseaux sociaux », le risque est maîtrisé. La rédaction conserve toute son autonomie, ses choix, ses priorités, ses hiérarchies. En revanche, et c’est plutôt un apport constructif pour qui saura l’exploiter, le contenu indistinct des réseaux offre un nouveau terrain d’alerte sur les faits… et sur le « ressenti » du public. Comme le relèvera à la fin un intervenant du public, certains « ressentis » de nos concitoyens constituent des faits dignes d’être relevés et enquêtés.

Pour Patrick Eveno, le public n’est pas aussi crédule et inconscient qu’on veut bien le dire : « la marque reconnue du journal, de la chaîne, sont encore des critères de sérieux, donc de confiance ».

Le poison des infos « controuvées » dites « fake news »

Constituant un brouillage, voire un poison indéniable, le phénomène des « fake news » est d’abord décortiqué. Rappels historiques de Patrick Eveno : la dépêche d’Ems à l’origine de la guerre de 1870, la rumeur et les menaces qui précipitent la Révolution française et l’abolition des privilèges, et sans remonter à Théophraste Renaudot, disant, en 1631 « Beaucoup de faux bruits circulent sur la place de Paris » jusqu’aux formules de presse actuelles, aimables pastiches (Gorafi) ou détestables libelles le genre n’est pas nouveau et « l’intox a toujours été au cœur du pouvoir ». Et Patrick Eveno de rappeler le sens du terme controuvé, qui veut dire « fabriqué de toutes pièces pour nuire »  qu’il préfère à « fake news ».

Avec les nouveaux outils, la fabrique de la désinformation peut avoir deux raisons : la manipulation de l’opinion publique, la propagande la plus odieuse mais aussi le profit, certains auteurs affichant des revenus très supérieurs à ceux des journalistes !

Ce n’est donc pas nouveau mais c’est démultiplié par l’efficacité des outils actuels, par les algorithmes et les robots. Le mal est identifié et combattu par les rédactions. Ainsi, Sud Ouest adhère depuis son lancement à l’outil mutualisé CrossCheck, un vérificateur participatif

A la demande de MC Lipani, «  Qu’en est-il du délit de fausse nouvelle ? », Patrick Eveno rappelle que la disposition a été intégré dans la loi de 1881 par l’Ordonnance du 19 septembre 2000. Deux conditions la rendent pratiquement inapplicable : la fausse nouvelle doit être intentionnelle et créer un trouble public, deux réalités la plupart du temps impossibles à établir, face à un droit prédominant à la liberté de presse et d’opinion.

Reste la question de la confiance, au quotidien. Car les lecteurs sont parfois plus experts que les journalistes qui leur parlent. Fabien Pont le nouveau médiateur de Sud Ouest, membre de la direction générale, explique son rôle. Face aux courriers critiques de lecteurs, ou aux remontées des réseaux, certains justifiés d’autres non, il poursuit la publication d’une lettre à usage interne, initiée par son prédécesseur Thierry Magnol, à l’intention de la rédaction. A elle d’en faire bon usage. Et dans sa rubrique hebdomadaire, il s’efforce de faire comprendre la difficulté du travail, rapidité, volatilité, pression…reconnaissant que nul n’est infaillible. Et que le seul tort serait de ne pas le reconnaître. Quand c’est nécessaire, expliquer et rectifier : « Il nous arrive de faire des démentis ».

Liberté et responsabilité

 A Sud Ouest, la rédaction dispose d’une charte de bon usage des réseaux sociaux dans un esprit «  d’humanisme, d’indépendance, de pluralisme et de refus du prosélytisme ». Chacun peut twitter, sachant que chaque message engage – aussi – la signature du journal. Et quels que soient les outils, il n’est pas sûr qu’il faille s’en remettre à d’autres. C’est en effet au journaliste de faire le travail de vérification, insiste Jean Marie Charon.

 La facilité à éditer sur Internet, la réduction des effectifs en rédactions, ont favorisé une fâcheuse tendance au « copier-coller », constatent les débatteurs. Il faut au contraire produire des enquêtes, des sujets originaux.

A Sud Ouest, précise Aude Courtin, le journal édite 600 papiers maison chaque jour, contre 30 rédigés à partir de sujets d’agence.Pour France3, Christine Lehesran estime qu’il faut se poser les bonnes question, aller « par nous mêmes » chercher les exemples, les témoignages. Aude Courtin ajoute qu’il faut répondre à tous les internautes. Patrick Duprat (ALIMSO) craint que l’enjeu soit malgré tout plus complexe. Tout se passe dans la seconde et cette pression des réseaux ne peut pas malgré tout ne pas modifier la perspective du journaliste. La dimension temporelle à laquelle sont surtout sensibles les ados change le sens et la fabrique de l’info. On ne peut pas laisser faire.

« Faut-il réguler et comment ? » demande alors Alexandre Marsat, (CapSciences). « Ne surtout rien attendre de l’Etat, ce n’est pas à lui, pas plus qu’au CSA de contrôler l’information », insiste Jean Marie Charon. D’autres pistes se dessinent au cours des échanges ; privilégier la transparence, comme le fait par exemple l’AFP avec ses making-of, expliquer certains arbitrages, coopérer avec le public, dont le titre de presse peut faire ses relais, ses ambassadeurs vers les autres lecteurs.

Pourquoi ne pas revenir au journalisme d’investigation ? demande un membre du public. « Certes, mais pour un journal », rappelle Patrick Eveno, « cela a un coût qui n’est pas indifférent ». Mais il n’est pas incompatible de faire cohabiter « journalisme de milieu » et investigation. D’autant qu’on travaille en pleine convergence des outils et qu’une enquête peut alimenter plusieurs supports. Et il faut utiliser les réseaux comme un nouveau terrain d’enquête, de sources, d’investigation, pour identifier de nouveaux problèmes, des sujets, des interlocuteurs, des acteurs ( par exemple des bloggers, ou des Youtubers talentueux qu’on utilisera utiliser comme experts ou vulgarisateurs, voire en les intégrant dans les rédactions comme l’a fait LCI avec « Hugo Travers décrypte ».

Tout va très vite, trop vite, mais il n’est pas trop tard. De nouveaux supports naissent et meurent chaque jour. A la presse (ex) traditionnelle d’y faire son miel.Comme il a été souligné, elle reste une ressource et ses marques sont des références de sérieux et de qualité de l’information. Marie Christiane Courtioux

* Aude Courtin, journaliste numérique à Sud Ouest, Christine Lehesran responsable de l’information numérique pour l’Aquitaine à France Télévision, Patrick Eveno, professeur des universités et président de l’ODI et Jean Marie Charon, sociologue des médias.